
Kenya : des entrepreneurs engagés face à la pollution plastique
Au Kenya, le recyclage des plastiques est encore limité et largement dominé par quelques gros acteurs privés. Pourtant, la société civile est très active : de nombreuses initiatives communautaires émergent, souvent portées par des jeunes et des femmes, pour répondre aux enjeux de pollution et d’inclusion sociale. L’OnBoard Lab a permis à ces acteurs de se rencontrer, de renforcer leur réseau et de s’initier à des solutions techniques de valorisation.
30ᵉ édition de l’OnBoard Laboratory – Mombasa, septembre 2025
Le 30ᵉ OnBoard Laboratory s’est tenu du lundi 15 au jeudi 18 septembre à Mombasa, sur la côte kenyane. La session a réuni une dizaine d’entrepreneurs et porteurs de projets venus de Nairobi, Mombasa et d’autres régions du pays.
Présentation des entrepreneurs et des initiatives

Tayba Hatimy – Baus Taka Enterprise
Dentiste de formation, Tayba Hatimy a choisi en 2021 de s’engager dans la gestion des déchets en lançant Baus Taka Enterprise à Mombasa. Son idée de départ : développer une application qui connecte directement les habitants aux services de collecte pour réduire les dépôts sauvages. L’entreprise associe ainsi technologie et mobilisation communautaire, en organisant régulièrement des opérations de nettoyage.
Pour renforcer la sensibilisation, Baus Taka a aussi installé des “conteneurs pédagogiques” dans plusieurs quartiers de la ville. Ces espaces servent de points d’apport volontaire, de lieux de formation, et l’un d’eux intègre même un petit atelier équipé de machines Precious Plastic. Aujourd’hui, plus de 2 100 utilisateurs sont inscrits sur l’application, et l’entreprise collecte près de 10 tonnes de déchets par mois. L’équipe, composée uniquement de femmes, tire ses revenus de plusieurs activités : abonnements de collecte, collectes ponctuelles via l’application, ateliers de sensibilisation dans les écoles privées, et revente des plastiques collectés. Concrètement, les déchets plastiques rigides sont achetés aux habitants à 30 KSh le kilo (≈ 0,23 USD), puis revendus 50 KSh le kilo (≈ 0,38 USD) aux recycleurs.
D’abord financé sur fonds propres, le projet a depuis reçu plusieurs soutiens majeurs : une subvention de 330 000 USD dans le cadre de l’Afri-Plastics Challenge, un appui de l’Ikea Foundation, ainsi qu’un financement de la GIZ en 2024 (15 000 USD) pour étendre la technologie à 8 autres pays d’Afrique de l’Est.

Mercy Mnyaka – Capapo Solutions
Designer d’intérieur de formation, Mercy a cofondé Capapo Solutions en 2023, à la suite d’une compétition organisée par l’USAID. Basée à Mombasa, l’entreprise gère un centre de rachat où les plastiques sont mis en balles puis revendus, soit à des recycleurs locaux comme Mr Green, soit à l’export, notamment pour le PET. Capapo collabore étroitement avec plusieurs partenaires communautaires, dont Life Groove CBO, qui l’accompagne dans la collecte et le tri des plastiques.
Au-delà du négoce, Capapo développe une gamme d’éco-souvenirs destinés aux touristes et aux entreprises engagées. Ces objets tels que des porte-clés ou de petites pièces décoratives sont fabriqués en partenariat avec Plastik Rafiki à Nairobi. À ce jour, plus de 900 articles ont été vendus. L’entreprise, qui compte 15 employés, travaille également au développement de mobilier en plastique recyclé et à la revente de profilés plastiques, en collaboration avec d’autres partenaires locaux.

Hassan Twaha Shariff – The Flipflopi Project
Électricien de formation, Hassan a rejoint The Flipflopi Project en 2023. Après avoir commencé comme volontaire puis constructeur de bateaux, il est aujourd’hui responsable R&D au sein de l’organisation.
Créé en 2015, Flipflopi s’est fait connaître en 2019 grâce à un voyage de 500 km entre Lamu et Zanzibar à bord d’un dhow de 9 m construit avec 10 tonnes de plastique recyclé et des milliers de tongs. Devenu un symbole mondial contre le plastique à usage unique, le projet a mené d’autres expéditions et des programmes de formation artisanale.
Aujourd’hui, Flipflopi va bien au-delà de la construction navale. L’organisation (30 personnes) gère à Lamu :
- un centre de collecte (10 t/mois) et un atelier semi-industriel (300 kg/jour),
- une production de mobilier haut de gamme en planches en HDPE recyclé, vendu surtout à des clients occidentaux,
- des cycles de formation avec machines Precious Plastic, et un partage open source de ses innovations.
Grâce à ce système, les déchets plastiques enfouis dans la décharge de Lamu ont diminué de 70 %. Soutenue par quelques partenaires internationaux et un crédit plastique, l’initiative vise désormais la viabilité économique et l’extension à d’autres villages côtiers.
Pour l’avenir, Flipflopi prépare un dhow de 24 m en plastique recyclé et veut transformer Lamu en centre de formation international pour les communautés côtières isolées.

Mike Odhilambo & Nadhifa Jama – I.O.Me254 Innovation Fab Lab
Né en 2020 à Mombasa, le FabLab de la Croix-Rouge kenyane encourage l’innovation locale à travers quatre antennes. Mike, ingénieur mécanique, y coordonne les activités de prototypage et de formation autour du recyclage plastique, grâce à un atelier complet à échelle de démonstration inspiré de Precious Plastic (broyage, extrusion, injection, sheet press). L’équipe a notamment développé des prototypes de transformation de masques sanitaires périmés en plaques recyclées.
Les machines sont utilisées principalement à des fins éducatives et de démonstration, afin de sensibiliser et d’accompagner les porteurs de projets. En parallèle, Nadhifa Jama coordonne l’incubateur Women Social Entrepreneurship Institute, qui soutient à chaque promotion une vingtaine de femmes entrepreneures. Le programme, centré sur des solutions à la pollution plastique, combine ateliers hebdomadaires et accès direct aux outils du FabLab.

Edward « Eddy » Karanja – Back to Basics Kenya & Teresa Muthoni – Women’s Earth Alliance
À Nairobi, l’initiative Back to Basics, représentée par Edward “Eddy” Karanja, est supportée par Women’s Earth Alliance (WEA), représentée par Teresa Muthoni, militent pour une meilleure reconnaissance des récupérateurs de déchets, souvent marginalisés et appelés localement chokaraz. Leur action met particulièrement l’accent sur la place des femmes dans ce secteur : elles représentent la majorité de la main-d’œuvre du tri et de la collecte, les postes les plus pénibles et les plus exposés, mais sont encore très peu présentes dans les fonctions de décision ou de gestion. L’idée défendue par Eddy et Teresa est claire : donner des moyens aux femmes, c’est renforcer toute une communauté.
Avec le soutien de Plastic Odyssey Factories, de L’Oréal Paris et de L’Oréal East Africa, un projet de centre communautaire de recyclage est en cours de développement à Nairobi. Le terrain a déjà été sécurisé en zone périurbaine et sera équipé d’une micro-usine Plastic Odyssey début 2026. Ce lieu sera à la fois une micro-usine de recyclage et un espace de formation. Les plastiques seront achetés aux collecteurs à des prix équitables, transformés en produits commercialisables, et serviront de support pédagogique pour permettre à des femmes de créer à leur tour des initiatives locales de recyclage.

Poulette Frac – Wapole Kijee
À Nairobi, Poulette a fondé en 2023 une organisation communautaire qui a démarré avec de la collecte porte-à-porte dans les quartiers environnants. L’initiative, menée avec une équipe de volontaires, permettait non seulement de réduire l’accumulation des déchets dans les rues, mais aussi d’assurer un revenu direct aux familles participant à la collecte.
En 2024, l’organisation a franchi une étape importante avec la création d’un centre de rachat. Ce lieu centralisé fonctionne comme un point de dépôt où les habitants et collecteurs des rues peuvent apporter leurs plastiques rigides, souples ou PET, rémunérés à un prix fixe. Les déchets sont ensuite triés, pour être revendus à des recycleurs locaux et à des acteurs de l’exportation.
Au-delà de la dimension économique, Poulette a souhaité intégrer une dimension sociale forte, en ciblant particulièrement les enfants et les femmes ramasseuses de déchets, qui ont souvent une position encore plus précaire. L’objectif est par exemple de développer des activités d’upcycling pour les enfants afin de les soustraire à la collecte : transformation créative des plastiques collectés en objets utiles ou décoratifs. À travers cette approche, l’organisation de Poulette combine gestion des déchets, insertion sociale et création de valeur locale, tout en sensibilisant la communauté à l’importance du tri et de la réduction des plastiques.

Sam Mburu – Dandora Green
Lancée en 2020, l’initiative Dandora Green intervient directement sur la plus grande décharge d’Afrique de l’Est, à Dandora, en périphérie de Nairobi. L’organisation a démarré avec des activités de collecte informelle, avant d’évoluer progressivement vers une structure plus organisée. Aujourd’hui, elle fonctionne comme un MRF (Material Recovery Facility), avec une équipe de dix personnes et un centre de rachat.
Chaque mois, Dandora Green rachète environ 40 tonnes de déchets plastiques, en grande partie du polypropylène thermoformé (PP) issu des emballages alimentaires à usage unique, qu’ils trient pour les revendre à des recycleurs locaux.
Au-delà de son activité de gestion des déchets, l’initiative se distingue par son ancrage social et éducatif :
- plantation de 5 000 arbres dans les quartiers environnants,
- organisation d’activités pour les enfants de la communauté,
- et un rendez-vous hebdomadaire original, la “tea party”, qui associe partage de repas et sensibilisation au tri et à l’environnement.
Porté par Sam, le projet ne compte pas s’arrêter là. L’ambition est de s’équiper de machines de transformation pour fabriquer localement des pavés ou des planches en plastique recyclé, afin de capter davantage de valeur ajoutée.
Dandora Green a également développé sa propre application de traçabilité, qui permet de documenter la provenance des plastiques collectés et rachetés. À terme, Sam espère que cette innovation leur permettra d’intégrer le système d’Extended Producer Responsibility (EPR), en offrant une visibilité et une transparence uniques sur la chaîne d’approvisionnement des matières recyclées.

Irene Nyangasi – Taka Track
Ingénieure logicielle, Irene travaille également pour les Nations Unies sur l’environnement. Elle développe des solutions numériques, notamment autour de la traçabilité des bouteilles PET et du suivi des discussions sur le traité mondial sur le plastique.
Afin d’ancrer davantage le programme dans l’écosystème local, nous avons invité Kate Krukiel, COO d’Ocean Sole, et James Odongo, CEO de Kenya Extended Producer Responsibility Organization (KEPRO), à témoigner de leurs parcours et à partager leur expérience.

Ocean Sole
Depuis 2006, Ocean Sole redonne vie aux tongs échouées sur les plages du Kenya en les transformant en objets décoratifs et en sculptures monumentales. L’organisation repose sur un modèle hybride : une ONG chargée de la collecte et de la sensibilisation sur la côte, et une entreprise d’upcycling installée à Nairobi, où une vingtaine d’artisans, anciens menuisiers et sculpteurs, exercent leur savoir-faire.
En près de vingt ans, l’impact est impressionnant : plus de 638 tonnes de tongs ont déjà été upcyclées, en 2025 c’est 60 tonnes.
Les activités d’Ocean Sole s’articulent autour de trois volets complémentaires. Le premier est celui des collections : les tongs récupérées sont lavées, collées, découpées puis sculptées en petits animaux colorés, lions, girafes ou requins, qui trouvent preneurs dans les parcs de safari, hôtels, zoos et autres établissements touristiques. Ces créations représentent à elles seules près de 60 % du chiffre d’affaires, porté en grande partie par les distributeurs.
Le second volet est celui du studio, qui conçoit des pièces monumentales destinées aux expositions et aux événements. Baleines ou girafes grandeur nature prennent forme à partir de polystyrène expansé et de milliers de tongs usagées. Ces œuvres sont aussi l’occasion de collaborations avec de grandes marques internationales. Chloé a ainsi lancé une collection capsule de chaussures mêlant mode durable et impact social, Rubis Kenya a soutenu des installations artistiques valorisant la réutilisation des déchets, et Honda a commandé une sculpture géante, une baleine bleue réalisée avec 4 500 tongs et 154 kilos de polystyrène, installée à l’université KAUST en Arabie Saoudite. À Vancouver, cinq animaux canadiens grandeur nature, créés à partir de 6 579 tongs, ont marqué l’exposition Waste to Wonder.
Enfin, l’impact social et environnemental est au cœur de la mission. L’approvisionnement en matière première n’est pas un frein pour l’activité : environ 20 à 30 % des tongs proviennent directement des opérations de nettoyage organisées par Ocean Sole, le reste étant acheté à d’autres initiatives locales au prix de 30 KES le kilo (environ 0,23 USD). L’entreprise mise aussi sur l’éducation et la sensibilisation, notamment à travers des ateliers créatifs organisés à Nairobi pour les enfants, proposés au tarif de 750 KES (environ 5,75 USD).
Ocean Sole s’impose aujourd’hui comme une initiative unique au monde, conjuguant artisanat local, économie circulaire et sensibilisation environnementale. En transformant un déchet emblématique des océans, l’organisation parvient à inspirer, éduquer et créer de la valeur sociale et économique.

James Odongo – KEPRO
Créée en 2021, la Kenya Extended Producer Responsibility Organization (KEPRO) a pour mission de structurer la mise en œuvre de la Responsabilité Élargie des Producteurs (REP) dans le pays. Elle rassemble plusieurs grandes entreprises de l’agroalimentaire, de la distribution et des biens de consommation, afin de développer une approche collective de gestion des déchets.
Sous la direction de James Odongo, KEPRO travaille à mettre en place un cadre opérationnel permettant de :
- organiser et financer la collecte, le tri et le recyclage des déchets post-consommation,
- assurer la traçabilité des flux,
- développer des chaînes de valeur locales,
- et garantir que les entreprises membres respectent leurs obligations légales et environnementales.
Encore jeune, KEPRO essaie progressivement de s’imposer comme un acteur clé du paysage kényan en matière de gestion des déchets plastiques et plus largement de l’économie circulaire, en favorisant le dialogue entre secteur privé, société civile et pouvoirs publics.
Créer des modèles durables qui combinent impact social et environnemental
Cette édition kényane de l’OnBoard Laboratory a montré la richesse et la diversité des initiatives locales : applications numériques, ateliers de transformation, projets communautaires, programmes d’inclusion sociale… Dans un pays où la collecte informelle joue un rôle clé, ces entrepreneurs cherchent à créer des modèles durables qui combinent impact social et environnemental avec opportunités économiques.


OnBoard Laboratory, notre programme d’incubation à bord du navire pour les entrepreneurs du recyclage
À chaque escale de l’expédition, le navire Plastic Odyssey accueille à bord plusieurs entrepreneurs locaux du recyclage pour échanger et développer des solutions concrètes pour lutter contre la pollution plastique.